I

Un épais crachin, à travers lequel la clarté des lampes électriques réussissait avec peine à s’imposer, noyait le port de Seattle. À pas lents, un homme marchait le long des quais, tentant visiblement de déchiffrer, à la lueur des fanaux, le nom des bâtiments amarrés, Chaque fois qu’il passait devant un fanal, son profil se découpait durement ; un profil pointu et tranchant de bête de proie, La pâle lueur de la lampe accusait ses joues amaigries, ses orbites creuses de tête de mort, sa large bouche sans lèvres, pareille à un piège, L’homme était grand, décharné et traînait légèrement une jambe. Il portait un vieux ciré noir, serré à la taille, et quand il quittait le cercle de lumière pour se perdre dans la zone de pénombre, on n’apercevait plus que la tache blafarde de sa tête. Une tête de fantôme qui semblait avancer toute seule dans la nuit, sans épaules pour la soutenir.

Ces quais paraissaient ne jamais devoir finir. L’homme grelottait sous son ciré, et parfois il répétait entre ses dents, d’une voix basse et sifflante :

— Si jamais je retrouve le chien puant qui m’a affirmé que le yacht se trouvait amarré par ici… Si jamais je le retrouve…

Un mauvais sourire tordait sa bouche et ses mains étaient animées d’un mouvement de griffes.

Soudain, il s’immobilisa. Sur une coque blanche, un nom se détachait, en lettres noires : Mégophias. C’était un beau bateau, un yacht fin et racé, à l’étrave effilée de goélette mais aux superstructures puissantes de steamer. Un transatlantique en réduction, capable d’affronter toutes les tempêtes, de vaincre toutes les embûches de la mer.

L’homme au ciré noir émit un sifflement admiratif.

— Par Satan, dit-il à voix basse, un fameux bateau, Juste ce qu’il faut pour une croisière de ce genre. Ce professeur Frost semble avoir le portefeuille bien garni, et le nom de son yacht en dit long sur ses préoccupations. Le Mégophias. C’est vraiment là tout un programme.

Le long de la coque, une échelle de coupée était installée. L’homme s’y engagea et, de sa démarche trébuchante, gagna le pont. Aussitôt, il s’orienta et, sans tenter de se dissimuler le moins du monde, s’avança vers la passerelle centrale. Il allait l’atteindre lorsque, d’un escalier de coursive, un homme jaillit. Il portait un chandail de marin à col roulé et était coiffé d’une vieille casquette noire au galon d’or terni.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix rude, Ma parole, on s’introduit dans ce bateau comme dans un moulin. V’s’allez m’fiche le camp !

L’homme au ciré ne broncha pas.

— Mon nom est Lensky, dit-il. Aloïus Lensky, et je veux voir le professeur Frost.

Longuement, le matelot détailla son interlocuteur. Au bout d’un moment, il fit la grimace.

— Vous pourriez même vous appeler Jules César, ou Napoléon. Le professeur travaille, et on ne peut le déranger. V’s’avez une introduction, seulement ?

Aloïus Lensky secoua la tête négativement.

— Non, dit-il. Le professeur ne m’attend pas. Il n’a même jamais entendu parler de moi.

Le marin sembla se ramasser, comme pour bondir.

— V’s’allez m’fiche le camp, dit-il.

Une nouvelle fois, Lensky secoua la tête.

— Non, dit-il encore, je suis venu de très loin pour voir le professeur, et je le verrai.

L’autre remonta les poings vers sa poitrine. D’énormes poings, gros chacun comme la tête d’un jeune enfant.

— V’s’allez m’fiche le camp, répéta-t-il pour la troisième fois.

Une de ses mains décrivit un arc de cercle, comme s’il voulait saisir Lensky au collet, mais celui-ci se déroba. Son bras droit se détendit et son index vint se planter dans la poitrine de son agresseur, à hauteur des fausses côtes. Le matelot laissa échapper un soupir, ses bras lui retombèrent le long du corps, et il demeura figé et grimaçant, la bouche ouverte comme s’il cherchait, sans y parvenir, à remplir ses poumons vidés d’air.

Lensky souriait, le doigt toujours planté dans la poitrine de son adversaire.

— Vous n’avez jamais eu affaire à la police de Shanghai, l’ami ? demanda-t-il de sa voix sifflante. À côté de ces Chinois-là, les judokas japonais sont de petits plaisantins… J’ai appris ce coup à les fréquenter. On appelle d’ailleurs cela « La botte de Shanghai ». Un seul doigt planté au bon endroit, cela vous immobilise n’importe quel champion de poids et haltères. Si vous me promettez d’être sage, je retire mon doigt. Vous promettez ?

L’autre eut un signe dc tête affirmatif, et la main de Lensky retomba. Le matelot respira largement et se frotta les côtes.

— Maintenant, continua Lensky, allez dire au professeur Frost que je désire lui parler.

Le matelot eut un haussement d’épaules.

— Je veux bien, dit-il. Mais, je vous préviens, y vous enverra sur les roses.

Aloïus Lensky fouilla sous son ciré et en tira un paquet assez volumineux, enveloppé dans du papier brun, qu’il tendit à son interlocuteur.

— Donnez ceci au professeur, dit-il. Quand il saura ce que contient ce paquet, il me recevra aussitôt. C’est là une carte de visite en quelque sorte.

Une nouvelle fois, le marin haussa les épaules.

— Ce sera comme vous voudrez, maugréa-t-il en prenant le paquet. Mais j’vous promets rien. Si le professeur envoie quelques gars pour vous faire passer par-dessus bord, vous l’aurez voulu. Et ce ne sera pas vot’ truc de Shanghai qui vous tir’ra d’affaire, j’vous l’dis. Attendez-moi là.

Il se détourna et disparut dans la coursive. Aloïus Lensky souriait. On eût dit qu’il était sûr que le professeur Frost allait le recevoir.

 

 

Le professeur James Frost était assis dans sa vaste cabine bureau aux lambris d’acajou poli. C’était un homme de cinquante-cinq ans environ, court et trapu, avec un crâne chauve et un visage d’enfant trop bien nourri et rieur. Derrière ses lunettes à monture d’écaille, ses petits yeux bruns pétillaient d’intelligence. Derrière lui, occupant tout un panneau de la cabine, une grande photo, floue mais agrandie à l’extrême, représentait l’image d’un monstre marin inconnu, à long cou et à longue queue, nageant en pleine mer.

Lorsqu’on frappa à la porte de la cabine, Frost releva la tête de dessus le livre qu’il était en train d’annoter et dit, d’une voix autoritaire :

— Entrez !

La porte s’ouvrit, pour livrer passage au matelot en chandail à col roulé.

— Qu’y a-t-il, Ted ? interrogea le professeur.

D’une démarche balancée, Ted s’approcha du grand bureau d’acajou.

— Excusez-moi de vous déranger, professeur, mais il y a là un type avec une drôle de tête, et qui d’mande à vous voir. J’lui ai dit qu’vous ne receviez pas, mais il insiste. C’est un gars pas commode.

— Il dit me connaître ? Ted secoua la tête.

— Il dit qu’vous n’avez même jamais entendu parler de lui.

Le professeur Frost eut un geste d’impatience et jeta un bref regard au livre posé devant lui. Visiblement, son travail l’absorbait, et il ne se sentait guère disposé à s’en détacher.

— Écoutez, Ted, fit-il. Dites au personnage en question de revenir, Demain, ou un autre jour. Aujourd’hui, il m’est impossible de le recevoir. J’ai un travail important à terminer.

— Le type a insisté pour que vous l’receviez maintenant, professeur. Il a dit qu’il venait de loin pour vous voir, et qui partirait pas sans vous avoir vu. Ah, oui, m’a dit aussi comme ça : Donnez ceci au professeur… C’est ma carte de visite.

Le matelot tendit au savant le paquet que lui avait remis Aloïus Lensky. Frost le saisit et le retourna curieusement entre ses doigts.

— Qu’est-ce que c’est, à votre avis, Ted ? Celui-ci secoua les épaules d’un air vague.

— Peux pas dire, professeur. J’suis pas sorcier, moi. Avec impatience, Frost fit sauter la ficelle entourant le paquet et déroula le papier brun. Un objet blanc, ressemblant à une énorme dent, tomba sur le bureau. Le professeur s’en saisit et le retourna avec attention dans tous les sens, Au fur et à mesure, le sang semblait quitter son visage, et un tremblement convulsif agitait ses mains.

— Non, ce n’est pas possible, murmura-t-il finalement, ce n’est pas possible…

Il continuait à manipuler le grand objet blanc et pointu.

Un éclair de folie brillait dans son regard.

— Une dent de Mosasaure, dit-il encore. Mais d’un Mosasaure qui serait trois ou quatre fois plus grand que les plus grands spécimens fossiles connus à ce jour. Oui, une dent fraîche de Mosasaure géant.

Le professeur Frost releva un visage pâle comme de la craie, pour dire d’une voix rauque :

— Introduisez cet homme, Ted… Vous m’entendez, introduisez-le tout de suite.

 

La Croisière du Mégophias
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